Comment Isaac Asimov voyait 2014 en 1964 ...
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Publié le 05.11.2013

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Dans la file d’attente pour la présentation de la General Electric à l’Exposition Universelle de 1964, je me suis retrouvé face au menaçant panneau d’Equitable Life (NdT : une compagnie d’assurance américaine), égrenant l’augmentation de la population des Etats-Unis (plus de 191 000 000) d’une unité toutes les 11 secondes. Pendant le temps que j’ai passé à l’intérieur du pavillon de la General Electric, la population américaine a presque gagné 300 âmes, et la population mondiale environ 6 000.

En 2014, il est fort probable que la population mondiale sera de 6,5 milliards et que les Etats-Unis compteront 350 millions d’habitants. La zone de Boston à Washington, la plus dense de cette taille sur Terre, sera devenue une mégalopole avec une population de plus de 40 millions d’habitants.

La pression démographique va forcer l’urbanisation croissante des déserts et des régions polaires. Le plus surprenant, et d’une certaine manière le plus réconfortant, est que 2014 marquera le début des grands progrès dans la colonisation des plateaux continentaux. Le logement sous-marin sera prisé par les amateurs de sports nautiques, et encouragera sans aucun doute une meilleure exploitation des ressources maritimes, nutritives et minérales. La General Motors a exposé, dans sa présentation de 1964, une maquette d’hôtel sous-marin d’un luxe alléchant. L’Exposition Universelle de 2014 présentera des villes de fonds marins, avec des lignes de bathyscaphes transportant hommes et matériel dans les abysses.

L’agriculture traditionnelle aura beaucoup de difficultés à s’adapter. Des fermes se spécialiseront dans la culture de micro-organismes plus efficaces. Les produits à base de levures et d’algues transformées seront disponibles dans de multiples saveurs. L’Exposition Universelle de 2014 comportera un bar à algues, dans lequel des imitations de dinde et des pseudo-steaks seront servis. Ce ne sera pas mauvais du tout (si vous pouvez supporter ces prix élevés), mais il y aura une barrière psychologique importante à lever face à une telle innovation.

En 2014 la technologie continuera à suivre la croissance démographique au prix d’immenses efforts et avec un succès incomplet. Seule une partie de la population mondiale profitera pleinement de ce monde gadgétisé. L’autre, plus grande encore qu’aujourd’hui en sera privée et, en attendant de pouvoir accéder à ce qui se fait de mieux, matériellement parlant, sera en retard comparée aux parties du monde les plus développées. Ils auront même régressé.

La technologie ne peut plus continuer à suivre la croissance démographique si celle-ci reste incontrôlée. Pensez au Manhattan de 1964, avec une densité de population de 32 000 habitants au kilomètre carré la nuit, et de plus de 40 000 pendant la journée de travail. Si la Terre entière, y compris le Sahara, l’Himalaya, le Groenland, l’Antartique et chaque kilomètre carré des fonds marins, au plus profond des abysses, était aussi peuplée que Manhattan à midi, vous conviendrez sûrement qu’aucun moyen pour subvenir à une telle population (et encore moins pour lui apporter un certain confort) ne serait envisageable. En fait, ces moyens deviendraient insuffisants bien avant que ce Manhattan géant ne soit atteint.

Et bien, la population de la Terre approche maintenant des 3 milliards et double tous les 40 ans. Si cette croissance se confirme, le monde deviendra un Manhattan géant d’ici seulement 500 ans. Toute la Terre ne sera qu’une unique ville comme Manhattan d’ici l’année 2450 et la société s’écroulera bien avant cela !

Il n’y a que deux façon d’éviter cela: (1) élever le taux de mortalité (2) baisser le taux de natalité. Indubitablement, le monde de 2014 se sera mis d’accord sur la deuxième méthode. En effet, l’utilisation croissante des appareils mécaniques pour remplacer les coeurs et les reins défaillants, et le soin de l’arteriosclérose et de la rupture d’anévrisme auront repoussé le taux de mortalité encore plus loin et auront rehaussé l’espérance de vie dans certaines parties du monde à l’âge de 85 ans.

Il y aura, par conséquent, une propagande mondiale en faveur du contrôle de la natalité par des méthodes rationnelles et humaines et, en 2014, elles auront sans aucun doute de sérieux effets. L’inflation démographique aura sensiblement baissé, je suppose, mais pas suffisamment.

L’une des présentations les plus importantes de l’Exposition de 2014 sera donc une série de conférences, de films et de matériel documentaire au Centre de Contrôle de la Population Mondiale (pour adultes uniquement ; projections spéciales pour les adolescents).

La situation empirera du fait des progrès de l’automatisation. Seuls quelques emplois de routine persisteront pour lesquels les machines ne remplacent pas l’être humain. En 2014 l’humanité leur sera asservie. Les écoles devront être réorientées dans cette direction. Une partie de la présentation de la General Electric d’aujourd’hui est une école du futur dans laquelle les réalités actuelles comme la télé en circuit-fermé et les bandes pré-enregistrées facilitent le processus d’apprentissage. Cependant, ce ne sont pas uniquement les techniques qui évolueront dans l’enseignement, mais également les contenus. Tous les élèves de l’enseignement secondaire apprendront les fondamentaux de la programmation, deviendront des as en arithmétique binaire, et seront formés à la perfection à l’utilisation des langages informatiques qui auront été développés, comme le Fortran (NdT pour « Formula Translator », un langage utilisé en calcul scientifique).

Même ainsi l’humanité souffrira sévèrement d’ennui, un mal se propageant chaque année davantage et gagnant en intensité. Cela aura de sérieuses conséquences aux niveaux mental, émotionnel et social. La psychiatrie sera de loin la spécialité médicale la plus importante en 2014. Les rares chanceux qui auront un travail créatif seront la vraie élite de l’humanité, car eux seuls feront plus que servir une machine.

L’hypothèse la plus sombre que je puisse faire pour 2014 est que dans une société de loisirs forcés, le mot travail sera le plus valorisé du vocabulaire !

Article : par Isaac Asimov paru sur The New York Times,

Denis Eveillard


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